« Monsieur, oui je comprends… je suis d’accord avec vous, ce que j’essaie de vous dire.. oui, oui.. je sais… Monsieur, est-ce que je peux être honnête avec vous? »
Des gens émotivement engagés dans les dossiers sur lesquels j’ai été impliqué, j’en ai vu des dizaines. C’est plutôt normal dans des contextes de litiges et de fraude, surtout lorsque c’est un particulier ou le propriétaire d’une petite entreprise. Un vol n’est pas moins grave lorsqu’il est commis aux dépens d’une multinationale avec des milliers d’employés, mais disons que personne ne se sentira personnellement attaqué comme pourrait l’être par exemple le propriétaire d’une petite entreprise avec 15 employés. Lorsque c’est votre bras droit, la personne en qui vous placiez toute votre confiance, qui détourne les fonds de votre entreprise, ça fait plus mal. Rendu-là, ça devient même personnel. Maintenant, imaginez quand c’est votre ami d’enfance qui vole vos économies durement accumulées pendant les 25 dernières années.
Dans ces situations, lorsqu’on demande l’assistance d’experts juricomptables, on ajoute à ce lot d’émotions et de pertes financières des honoraires professionnels. Je mentirais si je vous disais que c’est bon marché. Le coût reste relatif, mais il y a un coût. Dépenser 30,000$ d’honoraire pour faire la lumière sur un détournement de fonds de 1,5 million de dollars et possiblement en récupérer une bonne partie, ça vaut assurément le coût. Dépenser la même somme en espérant punir quelqu’un qui vous à volé un montant similaire, c’est une autre histoire. C’est dans ces situations qu’en tant que professionnel, mais surtout en temps qu’être humain, j’essaie d’avoir une discussion un peu plus personnelle sur le sujet.
Il y a plusieurs écoles de pensées, et je ne dis pas que ma façon de gérer ces situations est la bonne. Cependant, lorsque vous avez des questionnements sur votre capacité d’aider votre client à atteindre ses objectifs ou que vous savez que l’exercice, du moins du point de vue financier, ne sera pas rentable, le minimum à mon avis d’être transparent et d’aborder le sujet.
Certains « professionnels » ne poseront pas de question. Après tout, c’est la demande du client et il paye, je suis qui moi pour lui dire ce qui est bon pour lui? Moi, j’aborde le sujet. Pourquoi? Parce que ton client ne voit peut-être juste plus claire. C’est très difficile de raisonner et de garder la tête froide lorsqu’on est personnellement et émotivement impliqué. Des fois, se faire présenter les faits sous une autre perspective et être capable de prendre un pas de recul, ça peut permettre à la raison de reprendre la place que l’émotion accapare.
Je me rappelle d’un cas que j’ai vécu il y a plusieurs années. Suivant un divorce, un homme n’ayant pas accepté la rupture s’est mis à éplucher des tous les papiers financiers que son ex-femme avait laissés chez lui suite à son départ (c’est elle qui s’occupait des finances). Il n’y comprenait honnêtement pas grand-chose et il s’est mis à interpréter cela à sa façon.. avec les yeux d’un homme trahis qui se dit que sa femme ne peut pas avoir fait autre chose que de le voler dans le passé. Après tout, elle l’a laissé pour un autre homme après 30 ans de mariage.
Dans ses démarches, ne sachant pas vers qui se tourner, il a demandé à un enquêteur privé d’y jeter un œil afin d’avoir son opinion. Quelques milliers de dollars plus tard, il obtient un rapport dans lequel l’enquêteur conclut que les craintes de son client sont fondées. À la face des relevés bancaires analysés, cet enquêteur à entre autres déterminé que madame détenait au moins 5 autres comptes bancaires non divulgués dans les procédures du divorce. BOOM!! Ça et lancer une bonbonne de propane dans un feu, l’effet est le même.
L’enquêteur, ne voulant sûrement pas devoir allez témoigner en cours sur son rapport, recommandait entre autres l’expertise d’un juricomptable.
Le monsieur a donc ramassé tout ce qu’il pouvait et a retenu les services de juricomptable pour faire toute la lumière sur le dossier, en l’occurrence, moi et la firme pour laquelle je travaillais. À la première rencontre, je voyais déjà que l’homme était très émotivement engagé, ce qui était à première vue normal étant donné ce qu’il me racontait. Cependant, déjà après 30 minutes, je notais déjà plusieurs contradictions dans son histoire ce qui est généralement un bon indicateur de quelqu’un qui ne voit plus clair. Je comprenais également que son acharnement durait déjà depuis plusieurs années. Dans son dossier, il avait été considéré comme un plaideur quérulent, ses enfants ne lui adressaient pratiquement plus la parole, il s’était endetté tentant de trouver justice, etc. Était-il une victime malchanceuse ayant manqué de moyen pour prouver ce que son ex-femme lui avait fait subir? Peut-être..
Nous avons donc accepté de jeter un œil à la documentation financière en question. Rapidement, nous nous sommes rendu compte que la grande majorité de ses allégations n’étaient pas fondées. Par exemple, les cinq autres comptes bancaires auxquels l’enquêteur privé faisait référence dans son rapport étaient dans les faits des dépôts (et non des retraits), fait dans différentes succursales de son institution financière. Certaines transactions étaient inexpliquées, mais concernaient des montants minimes. Déjà à cette étape, sur la base de la documentation consultée, j’étais en mesure de dire que le jeu n’en valait pas la chandelle. J’ai tout présenté à mon client et je lui ai dit très honnêtement que les irrégularités qu’il avait identifiées n’en étaient pas et que les conclusions du rapport de l’enquêteur privé étaient erronées. Il y avait quelques retraits inexpliqués pour lesquels les pièces justificatives seraient requises afin de pouvoir se prononcer, mais pousser l’analyse plus loin coûterait plus cher que les sommes en question.
Je pensais honnêtement que cela lui permettrait de prendre un pas de recul, de constater que la situation n’était pas aussi grave qu’il l’aurait cru, et qu’il pourrait peut-être tourner la page. Après tout, jamais personne ne lui avait expliqué pourquoi ses théories ne faisaient pas de sens. Là, il avait des explications claires. Eh bien, l’homme s’est accroché aux quelques transactions sur lesquelles nous n’avions pu nous prononcer et a continué ses recherches pour trouver d’autres choses à gratter. Je ne sais pas si c’est l’orgueil d’avoir autant investi sans obtenir les résultats escomptés, la rupture qu’il n’a jamais acceptée, autre chose ou un mélange de tout ça, mais il ne démordait pas. C’est un exemple parmi tant d’autres, mais ce dossier m’a particulièrement marqué, car l’homme en question n’y voyait juste plus clair et aurait vendu un rein pour payer les honoraires de professionnels dans l’espoir de trouver ce qu’il cherchait…. mais qui n’existait pas. C’était un homme bon, tendre et travailleur… et c’était également un homme en train de perdre le peu d’argent qui lui restait, sa famille, sa santé et sa dignité. Qui suis-je pour avoir une discussion honnête avec lui alors qu’il me conjure de l’aider? La question est plutôt qui serais-je de ne pas le faire?